J’ai fait mes études à Montpellier : DESS de psychologie clinique et psychopathologie. Très tôt, je me suis intéressée à la psychiatrie. A Montpellier, il y avait des enseignements de psychodrame et de phénoménologie. En psychiatrie, on cherchait des modalités de prise en charge différentes des entretiens classiques. 1991-92, le psychodrame est entré dans mon parcours. J’ai fait ma formation de psychodramatiste en parallèle à mes études de psychologue, auprès d’Anne Ancelin-Schutzenberger, via l’association Psomatix à Nice. Les sessions de formation se tenaient à Saint-Laurent-du-Var. J’ai fait mon mémoire de DESS sur la prise en charge des patients psychotiques dans le psychodrame.
Ta première rencontre avec le psychodrame est universitaire ?
Peux-tu parler de ta formation chez Anne Ancelin-Schutzenberger ?
La formation a duré cinq ans, à raison d’un week-end par mois, mois et demi. Le groupe ne s’est jamais constitué. Je me souviens qu’une fois on s’est dit « mais ce n’est pas possible, faisons des choses ensemble » Alors Anne nous propose d’aller boire un pot, pendant le festival de Cannes. Vivre un truc différent ensemble. J’étais la seule à être partante. Les autres n’avaient pas voulu y aller. Je suis allée boire un pot avec Anne Ancelin à Cannes, mais personne ne nous a rejointes. Ça montre l’état du groupe. Les gens étaient passionnants mais venaient essentiellement pour une psychothérapie personnelle. Nous n’étions que deux à vouloir devenir psychodramatistes.
Une autre fille, plus jeune que moi. Elle avait certainement une problématique psychotique qui fait qu’elle a interrompu sa formation assez rapidement. J’ai animé beaucoup de jeux sous la supervision d’Anne, quasiment dès ma deuxième ou troisième année de formation. J’étais égo-auxiliaire dans un centre d’accueil thérapeutique à temps partiel qui recevait des adultes psychotiques, schizophrènes, relié au centre psychothérapique de Saint-Martin-de-Vignogoule où j’ai exercé après. J’ai travaillé avec deux psychologues formidables, José Luis Moragues et André Kramer, qui étaient extrêmement sensibles à la phénoménologie existentielle. On a cherché à développer une pratique spécifique pour les patients schizophrènes, basée sur le jeu, le mouvement, et l’engagement corporel. J’avais beaucoup lu, dès la première année. C’est la femme d’André qui m’avait conseillé d’aller voir Anne. Elle avait été formée par elle. C’était plus psychanalytique.
Est-ce qu’à l’époque, il y avait une certification de la formation ?
Non. Quand je demandais à Anne « comment je peux prétendre animer ? » Elle me disait, « on le joue. » Comme si le besoin de certificat était une problématique personnelle. Donc, j’ai fait plein de jeux sur ma certification, mais je n’ai aucun papier ni gardé aucune feuille de présence. C’était moins structuré que maintenant.
As-tu un souvenir marquant de ta formation ?
J’ai un souvenir très fort de mon premier rôle. Lors de mon premier jour de stage. On fait un jeu qui se passe avec une famille en danger dans une forêt, parce qu’il y a des loups. On me donne le rôle d’une louve hurlant à la mort, à la pleine lune. Premier jeu où tu es à quatre pattes en train d’hurler à la mort. Ça a été compliqué d’oser y aller. De le jouer pleinement, d’hurler vraiment, d’être une louve. Il y avait des enjeux certainement surmoïques, narcissiques. Une formation assez géniale.
Je me souviens du travail avec José Luis Moréguez et André Kramer. On animait autant de l’intérieur que de l’extérieur. C’est-à-dire, qu’à un moment, dans le rôle, l’un de nous prenait la main, faisait des propositions de direction de l’action. Et le psychodramatiste le laissait faire en disant « oui, c’est une bonne idée, explorons-la ». C’est extrêmement important dans la place de l’égo-auxiliaire professionnel ou de l’égo-auxiliaire patient, car il développe des choses auxquelles on n’avait pas pensé. Il va pousser l’expression de l’action à un endroit hautement thérapeutique. J’ai pris conscience de cela très tôt. Laisser la confiance dans le groupe en disant « ils sont aussi forts que moi pour mener l’action » et laisser faire. Quand ça patine, tu es là et quand tu sens que c’est difficile, tu interviens. Tu veilles sur l’ambiance du jeu, mais finalement, les autres peuvent mener le jeu. Dans les premiers jeux que j’ai animés, j’ai beaucoup laissé faire mes co-auxiliaires et co-animateurs. Je les choisissais aussi parfois dans des rôles pour être plus à l’aise. Cela m’a marquée.
J’ai aussi des souvenirs de difficultés. Des patients complètement délirants qui arrivent dans le groupe et font une infraction terrible. Qu’est-ce qu’on fait ? Comment réinjecter du jeu ? Tout le temps, quand c’est tellement pris dans la psychose, dans cette sorte de conscience pragmatique ou d’hyper-réflexivité. Comment on aide les patients à sortir d’eux-mêmes ? Je crois que ça a été vraiment une dynamique qui m’a animée tout au long de ma vie de psychodramatiste.
Comment peux-tu définir ce que tu fais ? Ta signature ? Ta manière particulière ?
Sortir de soi, créer de la respiration, faire un pas de côté et jouer, jouer, jouer. Être absorbé par le jeu. Créer les conditions qui font qu’on est en immersion et absorbé dans le rôle, dans le jeu.
La part du jeu, elle est fondamentale ?
Permanente. Je peux geler l’action mais c’est très rare que je le fasse. Je souffle beaucoup aux joueurs, quand ils sont en difficulté ou quand il n’y a pas de proposition, pour essayer de relancer l’action. Je passe très peu par le double parce que ça immobilise le jeu. « Qu’est-ce que tu ressens ? » On s’assoit, on pose la main sur les épaules. Pour moi, ça gèle l’action. J’essaie plutôt de faire parler les ego-auxiliaires en place de double pour ne pas interrompre l’action du jeu. Mais je ne fais plus de parenthèses pour explorer ou quelques rares apartés. « Comment tu te sens ? » Je vais essayer de trouver le petit moment de suspension qui permet de relancer l’action du jeu via les joueurs.
C’est peut-être ta spécificité
J’aime bien les tempos rapides. La relance rapide. Mais le psychodrame peut durer 3 minutes comme 30. Parfois, je me dis que je fais comme tout le monde. Et on me dit non. C’est difficile de trouver ce qu’on ne fait pas comme tout le monde, parce qu’on ne connaît pas si bien les autres. Certains mettent l’accent sur un point, sur un autre. Alors, quand on arrive à trouver son propre style, on est bien. Pour moi, c’est surement l’action.
Dans ton livre, il y a beaucoup d’action, y compris quand il n’y en a pas. Tu leur proposes de jouer cette absence d’action.
On y va en jouant. On explore par l’action et le corps en mouvement. Pas par la discussion. Je pense que c’est une particularité. D’autres psychodramatistes ne vont pas faire ça. Ils ne jouent pas un truc où il n’y a pas d’idée.
Est-ce qu’il y a eu des figures déterminantes dans ton parcours ? Des psychodramatistes dont tu t’inspires ?
Il y en a trois. J’inclus Anne Ancelin, parce que c’est une clinicienne. Avant même d’être psychodramatiste, elle avait des intuitions qui me stupéfiaient. Son apport historique aussi. Quelle grande dame, évidemment. Il y a José Luis Moraguez et André Kramer qui ont été fondamentaux dans ma carrière et constitutif de ce que j’ai pu devenir après.
Montpellier, on est un peu isolé. Ça a toujours été compliqué de venir à Paris, très cher. Le psychologue ne gagne pas beaucoup d’argent, donc c’est difficile d’aller rencontrer les autres ailleurs. Il y a quelqu’un que j’aime beaucoup, Kostas Letzius, rencontré à la FEPTO. On a beaucoup travaillé ensemble, notamment au moment où il créait l’Institut de psychodrame à Athènes. On s’était rapprochés de la Hongrie et de Bildiko Erdelei qui organisait des colloques sur le modèle de la FEPTO où chacun anime un atelier pour l’autre. On est tous les patients de tout le monde. Ça fait une dizaine d’années qu’on ne s’est pas vus. On faisait un vrai boulot informel, un peu plus théorique aussi, théorico-pratique. C’est quelqu’un qui a compté dans mon parcours.
As-tu des souvenirs forts dans ton expérience professionnelle du psychodrame ?
Oui, la louve ! C’est mon premier rôle. J’adorerais qu’on me donne ce rôle-là. Mais à l’époque, ça a été difficile. Je pense que ça m’avait fait passer une mauvaise nuit.
Et il y a des jeux que j’appelle « fondateurs. » Il n’y en a pas tellement. Pour des patients schizophrènes qui ont participé un an au psychodrame, je compte un jeu fondateur. Ce que j’appelle un « jeu fondateur », c’est un jeu qui transforme l’existence du patient. Il y a un avant et un après. C’est aussi parce que tous les autres jeux ont existé avant que ceux-ci sont possibles. Ça s’inscrit dans une continuité. J’en présente dans mon bouquin. Le jeu du peintre, par exemple, qui était incroyable, avec tous ces tableaux qui étaient dans le placard et qui s’exprimaient. Ça a changé la façon du patient d’être dans le monde. Ce sont peut-être des transformations silencieuses, comme dirait François Jullien. Il y a un avant-après le jeu mais c’est difficile à théoriser. La question du corps aussi est compliquée. Il y a le corps qu’on ressent, le corps physique. Comment on travaille à bras le corps avec les patients ? Ce n’est pas facile de s’empoigner et de se sentir. Certains patients sentent mauvais. D’autres sont très gênés parce qu’ils sont très en surpoids. Et quand on les empoigne, c’est du gras qu’on a dans les mains. Eux aussi sont gênés. C’est très fort dans l’expérience du psychodrame. Comment l’autre vient nous saisir dans nos limites corporelles, et cela vient convoquer une présence tout à fait autre. J’ai beaucoup de souvenirs. Des moments d’embrassade, de lutte où il faut faire des courses-poursuites, puis tout d’un coup les autres t’attrapent, mais tu dois vraiment te débattre et t’en sortir. Comment tu fais ça aussi dans des moments où tu fais des tas sur scène, où tu es convoqué corporellement à des choses dont on n’a pas l’habitude. Peut-être que ça a à voir avec la louve aussi. Des fous rires aussi entre nous, dans de belles équipes d’animation, des moments où il y a des sortes de méta-jeux entre nous que j’adore. Les patients sentent bien la complicité qu’il y a parce qu’on se connaît bien.
D’autres moments, plus durs pour moi, où je n’ai pas été assez près physiquement de mes ego-auxiliaires et ils ont pris une claque. Je viens d’animer des groupes avec des personnes addictes. Ils ont dit à quel point c’était différent d’être debout dans l’action. Il y a eu de nombreuses scènes avec la relation au produit. L’alcool. C’était une infirmière pas du tout formée au psychodrame qui jouait le produit. Il y a eu un moment où le patient devait figurer sa relation au produit. Une série de jeux très rapides pour faire un peu de dynamique de groupe aussi, dans l’action. Un patient s’est approché d’elle, il lui a pris le visage, mais avec une rapidité, et presque une violence. Et il s’est arrêté à 2 mm de sa bouche, mais il s’est arrêté. Il y a un moment où je me suis dit, « ce n’est pas possible, il va l’embrasser. » J’étais trop loin pour arrêter l’action. Là, ça ne s’est pas passé, mais tu vois, ces moments où on se dit, waouh ! Il y a presque quelque chose de pulsionnel. Mais il l’a canalisé, et c’est parfaitement bien passé. Il parlait de la sensualité, de la relation qui était dingue, tellement forte. Je crois que c’est ça, en fait, mes plus grands psychodrames, ces moments fulgurants où ça jaillit. C’est incroyable. On est content à dire quelque chose d’une vérité qui se déploie. Une authenticité.
La situation clinique est extraordinaire. Et toi, tu dis non, parce que tu es en protection de l’autre. Heureusement, encore une fois, je n’ai rien dit. Trop loin pour intervenir. Il disait « je n’ai jamais parlé de l’alcool comme ça. » Il n’a pas parlé, il n’a pas dit un mot. C’était stupéfiant pour lui aussi. Il était tellement content.
Le psychodrame nous emmène directement à l’être du patient. On n’a pas besoin d’effort. Il montre quelque chose qu’il ne pourrait même pas dire. Il ne peut même pas verbaliser ce qui vient de se dit pas. S’il le verbalisait, il n’y aurait pas tous ces éléments. On n’aurait pas les mots pour le dire. Il faut être poète, mais très peu le sont.
Est-ce qu’il y a dans ton psychodrame des inspirations nouvelles, des envies de faire d’autres choses dedans ?
J’aimerais bien introduire des objets, ce que je n’ai jamais vraiment fait dans ma pratique. Des objets sonores, avec lesquels j’aimerais travailler un peu plus l’ambiance. Avec des médias son, avec des instruments de musique ou pas, qui ne demandent pas des compétences spéciales pour jouer, ou des tissus. C’est toujours intéressant de chercher du côté de la matière, du son, du visuel. Parfois, j’aimerais bien avoir un curseur pour mettre moins de lumière. On travaille dans des salles quelquefois qui ne sont vraiment pas idéales, avec des néons très durs, très blancs, des lumières presque de frigidaire, quand tu ouvres la porte.
Aller encore plus loin si je pouvais, dans la création du monde que le patient est en train de mettre sur scène.
Avec l’expérience qui est la tienne, qu’est-ce que tu dirais à des psychodramatistes qui sont en formation ?
Faites absolument confiance aux patients que vous accompagnez. C’est souvent notre gêne, « est-ce que je vais y arriver, ou est-ce que je vais attraper la bonne idée ? » Ce qui fait qu’on passe à côté de choses importantes. Alors que jouer, je ne sais pas, c’est chouette. Il n’y a rien de grave, ce n’est qu’un jeu. On peut se permettre d’explorer tout un tas de choses, mais il n’y aura jamais de mise en danger de l’autre si on lui fait confiance absolument.
Qu’est-ce que tu aurais envie de dire en fin d’échange ?
Je pense qu’on aurait intérêt à se regrouper et à faire valoir nos pratiques. A échanger et aussi à écrire, à modéliser nos pratiques et à publier. Je pense que c’est la direction de l’avenir, de la psychopathologie telle qu’elle est dispensée dans nos universités, telle qu’on la connaît, qu’on la défend, et qui fait aussi qu’on devient psychodramatiste pour la plupart d’entre nous. C’est en train de souffrir des violences faites par les cognitivistes, les mouvements TCCistes. Il y a des choses intéressantes dans la cognition incarnée. Il ne s’agit pas d’attaquer l’autre, mais il ne s’agit pas non plus de se laisser attaquer complètement. Parfois, on pêche un peu de ce côté-là. Pour exister, pour continuer à exister, j’ai l’impression qu’il faudrait qu’on s’attelle à davantage publier, copublier, et écrire ensemble. Parce qu’eux, ils savent très bien faire. Parce que ça fait aussi valoir des choses à un bon niveau. Si j’avais un petit message à faire passer à la communauté, ça serait « Allions nos forces, et publions aussi ». Pourtant, j’aime l’action. Mais écrire, c’est aussi une action.
Je crois qu’on a des choses à défendre. J’ai publié un article avec d’autres collègues en anglais dans une revue américaine qui est extrêmement bien cotée. Je ne peux pas faire mieux. Tu sais, les revues sont classées. Je ne peux pas faire mieux que publier là-dedans. Grâce aussi à mes partenaires qui parlent anglais, qui ont traduit, avec une réponse, avec une discussion avec Jonathan Moreno. Cet article, l’air de rien, a fait taire beaucoup d’agressivité de certains universitaires à l’égard de ce qu’on peut dire du psychodrame ou de la phénoménologie. Tout d’un coup, j’avais publié en Q1. C’était autant important que ce qu’ils faisaient, Donc, je crois qu’il ne faut pas scier la branche sur laquelle on est assis, c’est aussi un scam. La psychanalyse a pris trop de risques. On aurait intérêt à s’allier pour publier et faire valoir nos pratiques.
Colette ESMENJAUD / colette.esmenjaud@wanadoo.fr
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