Promouvoir et diffuser le Psychodrame

Giovanni Boria avec Fabrice Rosina

Je suis italien, du Frioul, le nord de l’Italie. Je suis arrivé tardivement au psychodrame, à plus de 40 ans, en 1977. J’avais déjà un peu vécu. Je m’intéressais à la psychologie. Son enseignement n’était pas encore très structuré....

Giovanni, peux-tu te présenter ? Nous dire qui tu es ?

Je suis italien, du Frioul, le nord de l’Italie. Je suis arrivé tardivement au psychodrame, à plus de 40 ans, en 1977. J’avais déjà un peu vécu. Je m’intéressais à la psychologie. Son enseignement n’était pas encore très structuré. Des cours existaient à l’université mais sans diplômes. La psychologie s’enseignait dans des instituts. Pas de diplômes non plus, seulement des cours. J’avais déjà un diplôme en pédagogie et je voulais aller vers la psychologie. Arrivé à Milan pour mon service militaire et j’y suis resté plus de 60 ans. L’université catholique de Milan était l’un des rares instituts de psychologie, fondée par le Père Gemelli. Un homme connu, décédé, un des premiers psychologues à avoir écrit, étudié, et réalisé des expériences. Le professeur Leonardo Ancona en était le directeur. J’ai réussi le concours d’entrée, puis suivi un cursus qui donnait une spécialisation de psychologie clinique, après trois ans. Les psychologues étaient plutôt rares. Avec ce titre, il était facile d’être recruté. Je l’ai été par la Province de Milan. Je devais détecter les élèves en difficultés scolaires. Mon but :  les retirer des classes normales pour les mettre dans une école spécialisée. J’ai commencé en étant un « chasseur de têtes. » 

Tu travaillais pour un institut ?

La Province de Milan. Elle accueillait des psychologues voire seulement des étudiants. En trois ans, j’ai eu mon diplôme. 1968, une année de feu. Les universités étaient occupées. J’ai réussi à me faufiler dans une semaine de calme. J’ai présenté ma thèse. 

Tu es devenu psychologue ?

Avec une spécialité clinique. Professionnellement, je suis resté où j’avais commencé. J’ai travaillé dans une école spécialisée, à Cinisello Balsamo. Avec un nouveau concours, je suis devenu psychologue en chef d’un service psychopédagogique. J’intervenais sur l’activité à l’intérieur de l’école.

Tu suivais les élèves ?

Surtout les enseignants, pour savoir quoi faire lorsqu’ils étaient confrontés à des problèmes inhabituels à l’école. J’ai fait 6 ans d’analyse freudienne classique, sur le divan, trois fois par semaine, avec un analyste silencieux qui parlait tous les 4 mois. Une expérience prenante car deux fois par semaine, je me levais tôt car c’était à 7h50 du matin ! Je l’ai faite et j’en suis satisfait. A postériori, je me rends compte qu’en 6 ans, j’aurais pu obtenir des résultats plus riches. Je le dis aujourd’hui parce que je connais d’autres méthodes.

Dans cette école spécialisée, nous travaillions en équipe : psychiatre, psychologue, assistante sociale, psychomotricien. Ce dernier métier n’était pas connu. L’équipe lui a demandé ce qu’était cette « psychomotricité. » Avec beaucoup de finesse, il nous dit : « je ne vais pas vous expliquer. Si vous le voulez, on peut faire une expérience. » 4 à 5 d’entre nous sommes allés dans un gymnase. Il nous a fait faire une activité où le corps était présent. Il y avait de la musique, on pouvait se toucher, incroyable. Moi qui venais de 6 ans d’analyse classique. C’était révolutionnaire. J’étais présent en totalité. Mais en bon psychanalyste que j’étais à l’époque, bof. C’était trop pratique, insuffisamment pensé. Ça produisait des sensations, des affects agréables. J’ai un peu snobé l’expérience. J’ai compris l’importance du corps. C’est un véhicule de communication entre le monde intérieur, et le monde extérieur. Très utile et rapide. J’avais fait 6 ans d’analyse pour de petits pas. J’ai gardé la sensation de cette expérience agréable en moi. En analyse, je ressentais de l’ennui. Trop répétitif, trop lent. Pas de grands résultats. J’avais des patients en libéral. Je singeais mon propre analyste. J’étais silencieux et j’écoutais. J’avais un modèle que je reproduisais. Mais je n’en étais pas satisfait. 

Tout change quand la sociologue de l’équipe me dit : « ce weekend, j’ai fait une expérience de communication non verbale chez Anna Melucci. Elle travaille en maternelle. Elle a loué une salle ce dimanche. C’est comme l’expérience de psychomotricité, globalement holistique, mais avec une part de réflexion qui donne du sens à ce qu’il se passe. » Elle me transmet l’envie d’y aller aussi et je m’y rends 2-3 fois. Le travail d’Anna Melucci m’a beaucoup impressionné. La sensation de bien-être, d’être une personne entière. Je me suis dit qu’on ne pouvait pas le faire comme ça. Elle avait le projet de faire venir de la France un intervenant. Moi qui aime passer du dire au faire, une idée m’est venue. Je projetais d’aller aux Etats-Unis passer un mois de vacances. J’ai deux sœurs dont une qui est psychiatre. Je me suis dit : « qu’est-ce qu’ils font aux Etats-Unis sur ce sujet ? » Je lui demande de se renseigner. Elle ne sait pas. C’était une psychiatre classique. Elle travaillait au Sheppar Pratt (Maryland.) Elle perçoit ma curiosité et me propose de demander à son chef si je peux venir un mois dans l’hôpital ou elle travaille. J’y vais. Le matin, j’assite aux réunions de l’hôpital de jour puis, je me promène en mettant mon nez partout. Si bien que j’en ai vu de toutes les couleurs. Les Américains font des choses sans même savoir t’expliquer pourquoi. Des choses extravagantes. Avec des noms bizarres. Vers la fin du mois, j’ai l’idée d’aller dans un lieu où ils font du « psychodrame, » animée par une bénévole. Elle s’appelle Silvia et fait une activité. Je découvre plus tard que cela s’appelle la « boutique magique. » Très connue. Elle avait un groupe de malades avec des troubles psychiatriques, des gens qui pouvaient vivre chez eux, avec une certaine autonomie. Je voyais qu’ils étaient tous très impliqués, participatifs, expressifs. Je me suis dit : « qui est cette Silvia ? Et qu’est-ce qu’elle fait ? » Je connaissais le psychodrame surtout comme une sociométrie. En Italie, on avait la sociométrie de Moreno avec son sociogramme. Mais le groupe ou la thérapie, on ne les reliait pas à Moreno. Elle me parle d’un lieu à côté de New York, qui s’appelle Beacon. C’est l’institut Moreno, une école de thérapie. Moreno était déjà mort depuis 3 ans. On est en 77. « Tu peux te renseigner. » C’est ce que je fais. J’avais une autre sœur, médecin aussi, qui habitait près de New-York. Gynécologue. Elle me dit que Beacon est à 10 miles de chez elle et se renseigne. Je dois reprendre l’avion pour Milan le dimanche. Elle m’informe que samedi, il y a une session ouverte à Beacon avec Zerka Moreno. Zerka, ça sonnait étrangement. Je n’avais jamais entendu ce prénom. Ma sœur réserve deux places. Nous voilà partis à Beacon. Et là, j’ai eu le coup de foudre. Avant tout le cadre. Il n’y avait pas que des chaises, ou des matelas, mais c’était un théâtre, un grand espace, des lumières. Je suis accueilli par les étudiants qui faisaient les hôtesses d’accueil. Et Zerka arrive. Je me souviens qu’elle était habillée avec vêtement indien, très voyant. Elle arrive, belle et majestueuse. Elle provoque une émotion. Et je reste là, émerveillé. Plein de choses se passent. Pourquoi les gens sont-ils si émus ? 

Les deux choses qui me sont restées en mémoire sont : les kleenex. Tu vois ce que c’est ?

Oui, les mouchoirs en papier.

Tu vois ces boites. Tu tires les mouchoirs et ça fait un bruit, pof. Elle prend une boite, tire un mouchoir, pof, et va l’offrir au protagoniste. Pour un psychanalyste, c’est un agir étrange. Mais en fait, ça disait « tu peux pleurer, si ça te vient. C’est normal, naturel. » Ça m’a touché. Depuis, dans tous les théâtres, j’ai une boite de kleenex. Pas de mouchoirs pliés. Mais le Kleenex qui fait un certain bruit, pof. On peut dire que c’est un rituel.

Les lumières aussi. Elles deviennent bleues. Ça change. Tu es au milieu. La perception devient centrale. Nous sommes des êtres de perception. Le corps, les oreilles. Ces deux points m’ont vraiment touché.

Les lumières et les kleenex.

Ce sont de petits détails, cependant je les ai toujours avec moi. Dans tous les théâtres où j’ai mis les pieds. Il y a toujours les lumières et les boites de kleenex. 

Quand le stage s’achève, je parle à Zerka. Il y avait plein de pays qui lui ouvraient les portes mais elle n’était jamais venue en Italie. Elle me renseigne sur comment fonctionne l’école et me couvre de dépliants, documents. La présence n’est pas permanente. L’école fonctionne avec des crédits que l’on accumule au fil du temps. En fait, ça me pousse. Il fallait quand même aller là-bas. J’avais un travail stable, des patients en individuel. Je suis quelqu’un qui passe à l’action, avec trop de précipitation parfois. Une fois en Italie, je prends une grande décision : quitter mon travail. Heureusement, ma femme travaillait. Je fais mon dernier jour de travail début janvier. Et je file à Beacon. C’est près du Canada. Il fait un froid glacial. A Beacon, c’est très communautaire. De nombreux étudiants étrangers. Européens, surtout du nord de l’Europe. Suédois, Finlandais, des asiatiques mais une majorité d’américains. J’y passe 15 jours. C’est beaucoup. On est allé à New-York une fois ou deux. Beacon est une petite ville dortoir. C’est moche. Il n’y a rien à faire. Mais j’étais là pour étudier.

Tu vivais où ? en communauté ? sur le lieu ? à l’hôtel ?

L’ancienne clinique avait été transformée en dortoir. Ce n’était pas très cher. J’ai pu le payer. J’avais la chance d’avoir ma sœur à dix miles. Elle venait me voir, me prêtait sa voiture. Ça n’a pas été difficile. Puis j’y suis retourné pendant deux mois, en 78. Cette fois, l’été, une chaleur accablante. Un climat continental. Ce fut long et pesant. Surtout sur un plan émotionnel. Le groupe avait changé. La pédagogie n’était pas élaborée. Comme Zerka n’était pas souvent présente, d’anciens étudiants enseignaient mais la pédagogie n’était pas leur fort. Ce sera important pour moi. J’ai conscience de l’importance de la pédagogie. Là, ce n’était pas le cas.  

Tu as passé deux mois ?

Deux mois très longs. Puis je reviens encore 15 jours, l’année d’après. Zerka commence à bouger. Elle dit qu’elle peut venir en Italie. Entretemps, je me suis vite mis en action. En 78 avec peu d’expérience, je trouve un lieu à Brescia car mes collègues psychanalystes me proposent d’y venir pour partager les frais. J’y passe deux ans et crée un théâtre, avec des lumières et des kleenex. Il imite celui de Moreno. On fait un premier groupe. Il y avait déjà Gigi Dotti, un de nos enseignants aujourd’hui. L’appartement est au sixième étage et pas adapté au psychodrame. Les gens du dessous se plaignent. Ils entendent du bruit, des sauts. Je fais d’incessants aller/retour en train depuis Milan. Alors je cherche un lieu à Milan. En allant prendre le train, sur le chemin, j’ai vu une panneau « à vendre. » C’est l’endroit où l’on est encore aujourd’hui. J’achète ce lieu. Ma femme quitte son travail. On réussit à l’acheter, puis à effectuer des travaux avec des critères précis. C’est comme ça qu’a commencé le psychodrame. Ma formation psychanalytique m’avait rendu sensible à la théorie. Chercher le pourquoi des choses. Alors qu’aux Etats-Unis, ils ne cherchaient pas. C’était peu structuré. Je me suis mis à donner un peu de forme à la pédagogie. En 79, j’écris un premier livre qui s’intitule : « introduction au psychodrame classique. » Les photos sont les miennes. Je l’ai édité moi-même. On le met nous-mêmes dans les librairies. Je me sens bien à Milan. J’ai beaucoup de demandes. Parfois je m’interroge sur ces nombreuses demandes. Alors qu’aujourd’hui on a un peu de difficultés. Il y avait du bouche à oreille, des prescripteurs. Une association que l’on avait séduite et nous recommandait à plein de gens. Ça a marché. En 1981, très peu de temps après avoir ouvert à Milan, on a fondé l’association italienne de psychodrame morénien. Encore aujourd’hui, elle sert à garder les liens avec ceux qui sont passés par l’école, communiquer les expériences, et elle publie encore la revue de psychodrame classique. C’est mon histoire.

A Milan, on fonde la FEPTO. Nous nous sommes liés à Pierre Fontaine, un Espagnol aussi dont j’ai oublié le nom. Greta Leutze. Pas de contact avec la France. Je connaissais le livre de Anne Ancelin Schützenberger sur le psychodrame. Nous nous sommes rencontrés à Copenhague, en octobre 1980, à un congrès de l’IAGP. On ne s’est pas vraiment rapprochés. Anne était souvent dans ses propres pensées. Elle était instinctive. Elle jetait les choses, comme ça. Se mettait en colère. C’était difficile d’avoir un bon rapport avec elle. Je la connaitrai plus tard. C’était quelqu’un de particulier. Toute cette histoire, c’est la base. Tu veux savoir quoi ?

Ce qu’il s’est passé après. Mais, comment s’est passé la formation à Beacon ? de quoi tu te souviens ?

Ce qui m’a le plus frappé, c’est le cadre. Un contexte particulier. L’organisation ne me plaisait pas. L’élément le plus important, comme souvent avec les Américains, c’était de faire des choses pour récupérer beaucoup d’argent. Avoir du monde. Le vendredi soir, nous étions 50, on allumait des feux. Et tout le monde venait. Des gens avec des problèmes psychologiques, d’autres qui avaient décompensé. Et le lundi, on se retrouvait à une dizaine d’étudiants qui continuaient leurs parcours de formation. Il n’y avait pas des critères pour dire, je t’enseigne d’abord ça puis ça. On faisait tout, tout de suite et en même temps. 

Vous jouiez des scènes ?

Des psychodrames. Même avec des gens sans expérience. Tout de suite. Pars, fais et invente. Mais pourquoi pas par étapes, pour avancer d’une façon plus tranquille ? Il y avait des gens très bizarres. Et aujourd’hui, on voit de très nombreuses formes de psychodrame dont certaines sont bizarres aussi. Il se passe des choses mais je n’y vois pas un travail cognitif bien clair. Le psychodrame est une pratique professionnelle. Ce n’est pas un outil d’expression ou artistique. C’est ça aussi bien sûr. Mais c’est une professionnalisation dans laquelle on enseigne des choses précises, articulées entre elles, justifiées, connectées à la psychologie générale. Il n’y a pas seulement la spontanéité, la créativité, etc. il y a tout un monde. Même si on n’utilise pas les mêmes mots, il y a de la transversalité. Au moins avec quelques approches. D’autres bien sûr n’ont aucun rapport. Je crois que la psychologie dynamique est très importante. Ce qui nous est propre, c’est le cadre. Mais peu à peu il s’est perdu. Le cadre, c’est le cercle, la circularité de l’espace scénique, un lieu dans lequel il n’y a pas d’angles. Ce n’est pas n’importe quel lieu. Tu ne peux pas te mettre au coin. Même si tu le cherches un angle, physiquement, tu ne le trouves pas. Les lumières. L’obscurité. Travailler dans l’obscurité, mais pourquoi ne pas le faire. Parfois ça accélère certains processus. En sachant ce qu’il faut faire. Je vois de nombreux psychodrames dans lesquels on parle, et on parle. Ça bavarde. Avec des interprétations. Une chose effrayante. Il y a quelqu’un qui en sait plus que toi et qui te dit comment tu es. Pourquoi tu me dis que je suis comme ça ? Moi je suis comme ci et toi tu es comme ça. On peut arriver à s’entendre et à changer notre point de vue. C’est super. Mais c’est moi qui le change. Ce n’est pas toi, avec ce que tu veux que je sois, avec ce que tu as en tête. Un autre point théorique qui m’a touché, c’est la vérité subjective. Il n’y a pas de bon ni de méchant, ni de malade ni de bien portant. Nous sommes. Nous souffrons. Nous sommes en développement. Nous facilitons le développement.

Tu as structuré la pédagogie ?

La façon dont je mets en place les choses, favorise la compréhension, ou non, ou les erreurs. C’est progressif. Nous avons eu l’idée de structurer en quatre années. En première, tu te laisses aller à ce qu’il se passe. En deuxième, tu commences à prendre le groupe en main. En troisième, on s’intéresse au protagoniste et en quatrième, on a la possibilité de faire ce qui est utile, ce qui convient. Si ça sert d’avoir un protagoniste, alors on prend un protagoniste. Si c’est seulement le groupe, alors seulement le groupe. Tout cela dépend de l’intuition que tu développes dans la quatrième année. On a de plus en plus de responsabilités. On s’approche de la professionnalisation étape par étape. Non seulement en pensant, mais en se mettant en action, en agissant. 

Tu as introduit le psychodrame en Italie ?

Le psychodrame classique morénien. En Italie, il y avait déjà Paul et Gennie Lemoine. Ils avaient animé des groupes. Des choses existaient. Je n’en avais pas connaissance. C’était du psychodrame lacanien. Je ne sais pas comment ça se passait. 

Qu’est-ce qu’il y a de particulier dans ta façon de faire du psychodrame ?

Je ne suis pas dans l’héritage de Moreno. J’ai juste explicité les choses qui se produisent, et j’ai permis de les penser. Par exemple, le groupe de psychodrame est un groupe qui respecte le principe de la circularité, la symétrie, et la parité. Des choses peuvent arriver ou non, parce qu’on ne sait jamais. Les étudiants savent ces choses-là maintenant. De mon côté, j’ai aussi inventé la suspension de la réponse. Je demande à une personne de ne pas répondre directement à quelque chose qui lui est adressé sur l’instant. Ce serait en contradiction avec le principe de la vérité subjective. Ça ne servirait pas l’indépendance de l’interdépendance. Dans le psychodrame on devrait tous être inter-indépendants. Et pas interdépendants.

Inter-indépendant, c’est un concept à toi ?

C’est très important. Sinon chacun cherche à imiter les autres, ou à faire comme les autres aimeraient qu’il soit. On va aider les gens à être eux-mêmes, quelle que soit leur forme d’être. Le « fou », prenons-le comme quelqu’un de normal. Il y a le célèbre exemple de Moreno qui parle avec la personne qui voulait se suicider. Moreno, au lieu de lui dire que la vie est belle, parle avec lui de son enterrement, de la façon de se suicider. Il viendra aux funérailles. Et il se serait passé quoi après ? c’est là que le bat blesse. Quelqu’un se doit de changer la perspective par rapport ce qu’il pensait au début. En acceptant la vérité subjective, on permet à la personne de ne pas se mettre en position défensive, ni de s’agripper à quelque chose qui lui plaisait bien. 

Je pense à toi qui va devoir traduire tout ça en français. J’espère que ce sera clair eux.

C’est pour ça que j’enregistre. Pour réécouter avec précision. Quelles sont les personnes importantes pour toi qui ont exercé une influence sur ta pratique du psychodrame ?

A part Zerka et Moreno. Une autre personne que j’apprécie beaucoup, c’est Jonathan Fox. Un homme d’action. Un esprit très clair. Il savait ce qu’il faisait et pourquoi. Et mon premier formateur, un peu scolaire. ça m’a beaucoup servi. Il était californien, Donald Miller. Il avait déjà soixante-dix ans. C’est lui qui nous formait, avec son fils. Il prenait des notes, les donnait, et j’ai pu approfondir, faire des liens. C’était comme un index des choses qui arrivent dans un psychodrame. Je les ai encore ces notes. Parfois, je les relis et je me dis, ça c’est vrai. 

Avec toute ton expérience, aujourd’hui, quels sont tes projets psychodramatiques ?

Je veux juste observer ce qui se passe. Comme un bon grand-père. Tu sais, j’ai 88 ans. Cependant, je sens que je suis encore très lucide. Dans la situation actuelle, les groupes sont importants mais les constituer est très difficile. Les personnes qui se forment, finissent et doivent trouver des groupes. Mais il n’y en a pas. Celui qui vient te voir, en individuel, te pose un problème. Selon moi, on a besoin de mettre au point des modalités pour traiter l’individuel d’une façon psychodramatique. Par exemple, éviter les entretiens individuels. D’habitude, on fait ça. Bien sur qu’on peut en faire mais en introduction. Après, on fait un contrat pour que la personne sache qu’elle entre dans un cadre particulier. Deux chaises, l’une proche de l’autre. Un cadre particulier, le théâtre du psychodrame. Elle fera des choses différentes des habitudes des psychologues ou des psychiatres. Question, réponse, question, réponse. Dans notre cadre, il va se passer quelque chose. Même à deux, c’est facile de faire arriver des choses comme dans un groupe. Mais il est nécessaire d’inventer des façons de faire, surtout pas des entretiens. Pour que le patient agisse. On a trouvé des façons très efficaces. C’est du psychodrame. Mais ça demande de l’imagination de la part du psychodramatiste. Pour que le patient sente que c’est possible de se sentir sur scène, dans ce cadre et se sentir en contact avec les autres. 

Le patient se sent en contact avec les autres ?

Oui. Quelqu’un à l’extérieur de moi. A l‘intérieur, ils y sont tous. A l’extérieur, on peut utiliser la chaise vide, les coussins, des objets. Les personnes peuvent interagir en les personnalisant. Elles ont besoin d’être informées, préparées. Ça rend plus intéressant le psychodrame. Beaucoup de gens s’en écartent par qu’ils disent qu’ils n’auront jamais de groupe. C’est difficile. Ça prend du temps. Le groupe est plus enrichissant mais on peut faire du bon travail, sans entretiens bavards. On n’est pas là pour échanger des mots mais pour l’aider à exprimer sa vérité. Et la confronter avec les vérités des autres. Il faut inventer une façon de remplacer des gens par des objets. Chaises, coussins. L’inversion de rôle constitue la base. La personnalisation est possible. C’est le sujet qui donne la voix à tout le monde entier. C’est magnifique. J’ai en tête de nombreux psychologues qui ne font que bavarder. Ils prodiguent même des conseils. « Vous verrez… bla bla,bla… » ou même qui expliquent. Expliquer quoi ? Il ne faut pas expliquer mais changer. Après, quand tu as changé, tu peux donner des explications. 

Qu’est-ce que tu dirais à des étudiants qui se forment au psychodrame ? 

Comme tu l’as entendu, je ne suis pas fan des conseils. Pour moi la « vraie » relation psychologique n’est pas la relation de l’entretien individuel. La relation en entretien favorise l’interdépendance. Il est nécessaire de s’en tenir éloigné, au risque d’être attiré, piégé, dans une sorte de ping pong. C’est peut-être pas une belle image, mais je verrai le thérapeute comme un marionnettiste qui tire des fils invisibles. Le thérapeute ne doit pas être l’élément le plus important, comme ça arrive souvent aujourd’hui. Même lorsque tu regardes le cadre. La chaise dans laquelle s’assoit le thérapeute est une chaise importante. Et le patient, sur sa chaise, tout petit. Il essaie d’être juste pour dire ce qu’il pense que le psychologue attend qu’il dise. Il convient de laisser la personne se mettre en condition de s’exprimer. Mais il faut avoir un don, un talent que tous n’ont pas. Pas seulement les psychodramatistes, mais tous les psys. C’est l’empathie. Ressentir la présence affective. Faire sentir sa propre présence affective. C’est une méconnaissance pour de nombreux psychologues. Ils ne savent même pas ce que c’est. Certains d’entre eux devraient faire un autre métier. Bibliothécaires par exemple. 

L’empathie pour les livres. Tu veux dire quelque chose pour conclure cette interview ?

Je crois que nous devons créer un réseau de personnes empathiques. Nous pouvons redonner de l’équilibre à ce monde devenu fou. L’humanité peut germer en chacun. Faire germer l’humanité est une action empathique. On y revient toujours. Vive l’empathie. Parfois, ça devient de l’amour. Professionnellement, nous parlons d’empathie.